Canadian Art Therapy Association

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Visio-consultation: art-thérapie en miroir

Emmanuelle Cesari

Emmanuelle Cesari détient un Master en art-thérapie de l’université de Paris V Descartes en France et un diplôme de cyberpsychologie de l’université de Paris VII Diderot. Spécialisée en traumatologie, elle dispense des ateliers auprès de victimes d’attentats, de victimes de maltraitance infantiles et de personnes migrantes ou réfugiées.

Emmanuelle Cesari holds a Masters degree in Art Therapy from the University of Paris V Descartes in France and a diploma in Cyber-Psychology from the University of Paris VII Diderot. Specialized in traumatology, she gives workshops to victims of attacks, victims of child abuse, migrants and refugees.

Camille Barberi

Camille Barberi détient un certificat d’art-thérapeute de Profac. Après des stages auprès d’adolescents placés et de mères en situation de précarité, elle pratique l’art-thérapie auprès d’adultes handicapés dans une approche qui vise à valoriser le sujet comme celle du sujet de l’inconscient. Elle travaille pour l’association Art-Thérapie Virtus.

Camille Barberi holds a certificate in art therapy from Profac. After training with teenagers in care and mothers in precarious situations, she practices art therapy with adults with disabilities in an approach that aims to enhance the subject as well as the subject of the unconscious.


Résumé

La pandémie que nous traversons a été l’occasion, pour la profession d’art-thérapeute, d’une profonde remise en question. L’art-thérapeute a dû repenser son métier et sa pratique à l’heure de la distanciation sociale, des gestes barrières et du port du masque. Dans de nombreux pays, les ils ont dû s’adapter, bricoler pourrait-on dire, et proposer de nouvelles pratiques. Même si la technique (consultations à distance) a développé une modalité « nouvelle », il est essentiel de maintenir les éléments propres à l’aspect thérapeutique de notre pratique. Des séances ont été proposées en visio-consultation, alors que l’état psychique du pays vacillait. A travers les écrans l’image spéculaire a pris une importance capitale, incontournable dans la thérapie.

Mots clés : Art-thérapie, Coronavirus, COVID-19, Cyberpsychologie, Miroir, Visio-consultation

Abstract

The pandemic we are going through has been an opportunity for the art therapy profession to question itself. Art therapists have had to rethink their profession and their practice at a time of social distancing, physical barriers, and the wearing of masks. In many countries, they have had to adapt, to tinker, one might say, and propose new practices. Even if the technique (virtual consultations) has developed a "new" modality, it is essential to maintain the elements of the therapeutic aspect of our practice. Sessions were offered virtually when the mental state of the country was wavering. Through screens, the mirrored image has taken on a capital importance, unavoidable in the therapy.

Keywords: Art-therapy, Coronavirus, COVID‑19, Cyberpsychology, Mirror, Video-interview


La prédominance de l’image dans notre société est un fait acquis. Élément ontologique lié à l’essence même de l’être, l’image est aussi un des outils de l’art-thérapeute, au sens de l’Imaginaire. Au vu de la progression de l’utilisation des technologies, nous nous trouvons à étudier l’évolution du rapport à nous-mêmes et à notre image dans la thérapie à distance. Avec le nouveau cadre, analysé par Emmanuelle Cesari & Mikaël Clain (2022), apparaissent trois « miroirs » distincts. Nous évoquerons des fondamentaux de la psychanalyse tel que le stade du miroir.

La pulsion scopique et le regard de biais

L’art-thérapeute invite les participants à créer un fond lors des séances. Le champ de la webcam ouvre sur le cadre privé. La séance ne se déroule pas dans un lieu dédié, mais à la fois chez le participant et chez l’art-thérapeute. Comment instaurer un espace transitionnel au sens winnicottien, un espace de rêverie, selon nos fondamentaux ?

« Alors que les séances en distance autorisent les participants à se voir sans masque, elles jouent une certaine présence-absence, un décalage induisant une diminution de la pulsion scopique. »

Le donner à voir

Le fait d’installer un fond (paravent, orientation vers un mur, mise en scène…), c’est-à-dire délimiter le champ ouvert à l’œil de la caméra, devient une démarche active pour le participant. Celui-ci met à l’abri son lieu de vie, son espace intime et participe ainsi à l’adhésion au cadre.

Du côté de l’art-thérapeute, il pourra choisir un fond neutre, voir utiliser l’outil informatique pour flouter ce qui l’entoure ou choisir un fond symbolique : s’il opte pour une bibliothèque, il pourrait se situer du côté du supposé savoir, s’il choisit un mur où sont affichés ses tableaux, s’inscrire du côté de l’artiste…

Avant le début de la séance, ces éléments sont à évaluer, notamment si l’on souhaite veiller à sa neutralité en tant que professionnel. Du côté du participant, ce sera plutôt l’occasion de préserver une certaine intimité ou, à l’inverse, d’utiliser aussi le cadre pour réfléchir sur le miroir de Soi à l’Autre. Comme le souligne C. Kerbrat-Orecchioni (2011) :

« L’un des phénomènes observés qui nous semble à la fois le plus évident et le plus significatif concerne la désynchronisation des regards dans la communication en ligne. Dans la communication visiophonique, il est nécessaire, pour regarder son interlocuteur droit dans les yeux, de lever la tête vers la caméra et donc, du même coup, de perdre de vue la personne avec qui l’on parle, ce qui veut dire qu’il n’y a pas de contact oculaire réciproque possible. ».

Figure 1: Pearl – L’œil bleu, gouache, feutres, pastels paillettes (20 septembre 2021)

Alors que les séances en distance autorisent les participants à se voir sans masque, elles jouent une certaine présence-absence, un décalage induisant une diminution de la pulsion scopique. Au cours de la médiation plastique, la caméra du participant est orientée sur les mains et les travaux. L’art-thérapeute est forcé de détacher son regard, car l’angle réalisé ne l’autorise pas à regarder. Il s’agit d’un « regard de biais » (Tordo, Darchis & Tisseron, 2017). C’est finalement une aide précieuse à l’attention flottante : l’art-thérapeute n’a qu’une vision très partielle de ce que réalise le participant, et, sauf à lui demander de montrer ce qu’il produit, il laisse le participant à son activité créatrice sans risque de l’interrompre par un jugement ou un conseil. Même si la production est visible, elle n’est jamais fidèle, on n’en « voit-pas-tout ». En ce sens, il laisse plus de place à la rêverie du participant qui se trouve mis à l’abri de la pulsion scopique. Il ne crée plus dans l’idée de se montrer ou de donner à voir mais peu s’absorber dans ce temps en créativité. Comme l’évoquera Mme P. :

« Au final, j’ai réussi à me retrouver seule pendant les séances, j’ai rangé mon bureau de façon stratégique, j’ai acheté un nouveau fauteuil de bureau, j’ai installé un rideau de douche derrière moi [...]. Je me suis créé mon ’’espace thérapeutique’’. Je dirais même que je préfère ce moyen que celui du cabinet ».

Une fois dépassée la contrainte de la mise en place technique, à l’abri du cadre et de la pulsion scopique, le participant pourrait se saisir de la séance comme d’un espace de rêverie. Ainsi Alberto Eiguer (2020) souligne :

« L'impuissance à maîtriser totalement la technique éveille de l'angoisse de castration, ce qui suscite à son tour des tentatives de la calmer, transformant les objets matériels en objets de médiation {qui} stimulent la rêverie, qui met au travail ces dynamismes propres au travail du rêve. ».

Se voir sans se voir

Pour Pearl le même sourire apparait tant pour la participante que pour l’art-thérapeute. « L’œil bleu de Grèce, pour apporter le bon œil : on se voit, malgré le fait de ne pas se voir. Représentation symbolique de la relation qui est réelle. »

Élaborant sur la nouvelle relation établie à travers les écrans, il semble que celle-ci se fasse dans un jeu de 3 miroirs :

Figure 2: Sonya – Bulle jaune et rose, gouache, fineliner, papier métallisé (20 septembre 2021)

Trois miroirs

Le premier serait le miroir de soi à soi

Le nouveau cadre apporte une vision de soi chez soi. C’est l’occasion pour le participant de se voir, dans son cadre, ce qui est possible avec certains logiciels. Il se regarde, dans un espace ou, d’ordinaire il ne se voit pas comme sujet. Il ne s’agit pas seulement du miroir de l’écran mais d’un miroir plus large, qui reflète non seulement son image mais aussi son cadre de vie, du moins une partie.

« Il se regarde, dans un espace ou, d’ordinaire il ne se voit pas comme sujet. »

Selon Sonya, « Nous nous voyons, nous voyons notre cadre, nous le regardons et nous l’entendons aussi. Nous nous discernons, comme nous distinguons les bruits environnants. Nous sommes réellement en séance puisqu’en face à face, avec une personne attentive et qui répond à vos demandes. »

Mais avec le jeu des fenêtres il se voit aussi se regardant (ou par exemple lorsque les interlocuteurs ne sont pas tous connectés). En rapprochant cette idée du « stade du miroir » selon Lacan (1949), ce n’est pas seulement l’Autre qui me fait sujet me regardant mais aussi moi-même. Frédéric Tordo, Elisabeth Darchis & Serge Tisseron (2017) évoquent aussi un :

« Miroir technologique de soi (…) Se-voir dans un objet numérique = assumer son image (…) Ici nous sommes à la fois regardé et regardant. »

Notons que le thérapeute est tout autant susceptible de regarder son propre reflet…

Ensuite le miroir de soi à l’Autre

Je me vois être regardé par l’Autre. Comme je me vois en même temps, n’y a-t-il pas un effet de pose ? Un peu comme les enfants « posent » devant le téléphone. Il y a sans doute un jeu de paraître, peut-être un jeu de masque. Pour Frédéric Tordo (2017), on peut « se voir dans la présence de l’autre {comme dans le}

« "miroir magique de l'autre". Blanche neige, ce n'est plus un miroir de l'image mais un miroir de la parole. L'image du partenaire de la situation analytique (en plein écran). »

Avec la parole, on entre dans le registre symbolique. Kty a vécu très fortement cette expérience : « Ces rendez-vous "pratiques", de chez soi, dans son cocon, le rituel de recevoir l’art-thérapeute avec qui, d'écran à écran, s'installe une intimité et une profondeur d'échanges. Dans le contexte de mon atelier, un endroit familier et sécurisant, j'ai pu me lâcher à être, à dire ce que j'étais à ces moments-là. De dispositif en dispositif, une communication avec l'inconscient s'est mise en mouvement dans les différentes productions, avec le recul en les regardant j'en perçois l'évolution phénoménologique et le sens. C'est un processus que j'ai vécu et que je vis dans ma chair, tellement il me remue en profondeur ; une sensation d'éclatement des visages anciens, des facettes, des vieilles peaux ou des illusions qui tombent... Et pour tout ça, merci ! » 

Figure 3: Kty – Éclatement de l’ancienne image, collage (23 août 2020)

Enfin le miroir de l’Autre à soi

Contrairement au stade du miroir, ou alternativement le sujet se regarde puis regarde l’Autre avant de « se voir » dans la confirmation de son Je, ici reflet principal est celui de l’Autre. Par le jeu des caméras, je sais que je me regarde, mais ce « Qui je vois, c’est l’Autre ».

« Cette mise en abîme des échanges visuels, des cadres et des voix entendues, modifie certainement les relations tranféro-contre-transférentielles. »

Si Frédéric Tordo (2020) rapproche cette dernière diffraction du miroir de Winnicott (1974) :

« Un autre reflète maintenant, par la parole et par le regard, le Moi propre »

Nous penchons en faveur d’un miroir contre-transférentiel où le thérapeute doit veiller à ne pas trop se regarder dans le sujet… Cette mise en abîme des échanges visuels, des cadres et des voix entendues, modifie certainement les relations tranféro-contre-transférentielles.

Conclusion

Il est impossible d’évaluer dès à présent ce que ces nouvelles pratiques pourront induire de nouveauté dans la relation thérapeutique. Insistant sur le voir et l’entendre, ces technologies ouvrent à une sensorialité secondaire et probablement à une accélération/renforcement des phénomènes transféro-contre-transférentiels. Si tout laisse à penser que ces nouvelles pratiques puissent ouvrir un champ du côté de la rêverie, il faut espérer, vue la situation, que leur emploi ne soit pas qu’éphémère.


Références

Cesari, E. & Clain, M. (2022). D’écran à écran : un nouveau cadre art-thérapeutique. Envisage: Canadian Art Therapy Association Online Magazine, Volume 5(1), Winter, 21 février.

Eiguer, A. (2020). Thérapies en ligne. La pratique analytique au défi de la communication virtuelle, coll. Ouvertures psy, éditions In Press.

Kerbrat-Orecchioni, C. (2011). Conversations en présentiel et conversations en ligne : bilan comparatif. Décrire la conversation en ligne, Le face à face distanciel, Lyon : ENS Éditions, 173-195.

Lacan, J. (1949). Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique. In: Écrits. Paris, Le Seuil, 1966. Communication faite au XVIe congrès international de psychanalyse, Zürich, 17 juillet 1949.

Tordo, F. (2020). Transparence digitale et transfert digital dans les consultations en ligne. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 65(2), 49-64. https://doi.org/10.3917/ctf.065.0049

Tordo, F., Darchis, E., & Tisseron, S. (2017). La cure analytique à distance : Skype sur le divan. Éditions L'Harmattan.

Winnicott, D. (1974). Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant. Aux limites de l’analysable, Nouvelle revue de psychanalyse, n°10, automne 1974, pp. 79-86.