Le pouvoir de la marionnette
Marie-Eve Caron
Sherbrooke, QC
Issue du milieu des arts visuels et détentrice d’une maîtrise en art-thérapie de l’université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT), Marie-Eve Caron y continue son parcours en s’impliquant dans les projets de recherche depuis 5 ans. Cette implication lui permet de faire rayonner et promouvoir l’art-thérapie en plus d’en faire bénéficier une partie de la population qui lui est chère : les enfants vulnérables. Les programmes d’expression créatrice implantés dans les écoles par ces projets de recherche permettent aux enfants d’explorer leur vécu, de favoriser leur bien-être émotionnel et renforcer les liens interpersonnels au sein de leur groupe.
Karen Alvarez Madero
Granby, QC
Détentrice d’un diplôme en psychologie dans son pays d’origine, la Colombie et une maitrise en orthopédagogie à l’UdeM, elle est conseillère en rééducation à l’école René Saint-Pierre du Centre de services scolaire de Saint-Hyacinthe. Son travail précédent auprès des élèves immigrants et réfugiés lui a permis de développer des outils et des ateliers favorisant l’expression du deuil migratoire et l’intégration sociale de cette clientèle afin de leur rendre plus disponibles aux apprentissages scolaires.
Caroline Beauregard, PhD
Montréal, QC
Caroline est professeure en art-thérapie à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT). Suite à des études doctorales en psychopédagogie portant sur l’expression identitaire d’enfants immigrants dans leurs dessins, elle mène actuellement des recherches s’intéressant à l’apport des ateliers d’expression créatrice sur le bien-être émotionnel et le développement de jeunes enfants immigrants et réfugiés. Ses recherches portent également sur le rôle de l'art dans la promotion des capacités créatives des enfants et des liens sociaux positifs en classe.
Le pouvoir de la marionnette : Créer une relation de confiance
pour reconnecter avec son monde intérieur
Les élèves réfugiés arrivent à l’école québécoise avec une charge émotive et psychologique qui fragilise leur capacité à trouver un sens à leur expérience, leurs pertes et leur souffrance. Comme leur vécu au pays d’origine et la trajectoire migratoire jusqu’au pays d’accueil pourraient les avoir exposés à une importante adversité et à de l’insécurité, ces enfants pourraient avoir plus de difficulté à être disponibles pour les apprentissages scolaires (Darling-Hammond & Cook-Harvey, 2018; Kaplan et al., 2016).
La pandémie de COVID-19 est venue ajouter aux multiples formes d’adversité vécue par les enfants réfugiés en perturbant la dynamique familiale et l’environnement, fragilisant ainsi les processus de création de sens nécessaires au rétablissement et à la reprise de pouvoir (Rousseau & Miconi, 2020). En effet, comment parler de l’indicible et donner une forme à l’inimaginable? Ces élèves, qui sont dans un pays inconnu et qui ne maîtrisent pas nécessairement la langue de scolarisation, ont besoin de s’exprimer sans se sentir menacés. Ou, pour ces enfants, essayer de mettre des mots sur leur vécu pourrait être une situation angoissante qui les amènerait à réprimer ce contenu (Papazian-Zohrabian et al., 2018). La répression de celui-ci peut avoir des impacts négatifs sur le plan social, scolaire et affectif se manifestant par des comportements inadaptés (ex. : opposition, tristesse, démotivation scolaire, inattention, insomnie, etc.) (Stuart & Nowosad, 2020).
Afin de soutenir les enfants réfugiés dans le processus de construction de sens et de reprise de pouvoir, il est important de mettre en œuvre des interventions facilitant l’expression du vécu migratoire, d’autant plus en période de pandémie. À cet égard, notre équipe a proposé une recherche intervention visant à documenter si un programme d’expression créatrice en milieu scolaire, Art & Contes, pouvait aider des enfants à reprendre du pouvoir et favoriser ainsi leur bien-être émotionnel et leur disponibilité aux apprentissages. Le programme Art & Contes consiste en une série de 12 ateliers hebdomadaires d’une durée d’une heure, mis en place directement dans des classes d’accueil. Les ateliers se fondent sur le pouvoir des contes, des arts et de l’imaginaire pour amener les enfants à s’exprimer librement par le dessin (Institut universitaire Sherpa & Erit, 2010).
Intervention en groupe : La classe de Mme Julie
À notre arrivée dans la classe d’accueil, nous avons remarqué d’emblée que l’enseignante avait instauré un climat d’écoute, de respect et de partage dans sa classe d’accueil de six enfants âgés entre six et huit ans, arrivés au Canada en moyenne depuis moins d’un an.
Dès le début des ateliers, nous avons observé que certains enfants avaient de la difficulté à être attentifs, à s’investir et à interagir avec les intervenantes, et ce en dépit de la barrière linguistique. Nous avons immédiatement constaté qu’un lien de confiance n’était pas encore établi avec eux et que la communication avec leur monde intérieur s’avérait par conséquent difficile. Afin d’assurer le bon déroulement des ateliers et permettre aux enfants de s’exprimer à travers les arts, il devenait primordial de créer ce lien avec les élèves. Or, il nous est rapidement apparu que les enfants ne faisaient pas confiance aux adultes pour montrer leur vulnérabilité.
L’intégration des marionnettes à nos ateliers a été proposée pour faciliter le contact entre une nouvelle intervenante et les enfants de la classe et ainsi faciliter l’expression des enfants. Nous avons instantanément perçu les effets positifs. Le fait d’avoir un élément visuel (marionnette) a retenu l’attention des élèves, les incitant à participer à l’histoire sans hésitation. On a vu les enfants rire, fixer du regard la marionnette et développer une relation avec elle au fil des ateliers. Elle a permis aux enfants d’oublier qu’un adulte était en interaction avec eux. La marionnette a pris de plus en plus de place dans les ateliers et est devenue comme un autre enfant dans le groupe: elle s’asseyait avec eux, posait des questions, exprimait ses sentiments et dessinait. L’impact de la marionnette a été particulièrement intéressant pour deux enfants de la classe, Issam et Fali, pour qui la marionnette semble avoir favorisé une relation de confiance avec les intervenantes et la reprise de pouvoir.
Issam :
Issam est un garçon de huit ans, originaire de la Syrie, dont la famille s’est réfugiée au Canada depuis quelques mois. Lors des premières périodes de dessin, nous avons pu remarquer qu’il n’arrivait pas à se mettre à la tâche par lui-même, qu’il investissait peu ses dessins et qu’il se désintéressait de la tâche rapidement. Pour se mettre en action, il avait besoin d’une stimulation extérieure. Il regardait les autres enfants autour de lui et copiait ce qu’ils faisaient.
Pour le stimuler et lui permettre d’accéder à son propre imaginaire, une des intervenantes lui a proposé de dessiner en compagnie d’Amadou la marionnette. L’intérêt de l’enfant fut instantané. Une fois installé avec la marionnette à ses côtés, nous l’avons vu dessiner sans regarder autour de lui pour chercher de l’inspiration.
Lors de la cinquième séance, Issam s’est représenté en compagnie de la marionnette (Figure 1) : « C’est Amadou qui est dans ma maison. Amadou est triste car il n’a pas d’amis, mais je suis là pour le consoler, car je suis gentil ». Issam protègeait même la marionnette du méchant qui se trouvait à l’extérieur de sa maison. Dans ce dessin, nous avons pu constater que l’enfant attibuait des émotions à la marionnette, probablement étroitement liées aux siennes.
Dans les séances suivantes, Issam a dessiné les marionnettes dans différentes situations du quotidien (ex. jouer aux cartes, consoler un ami qui a de la peine). Il est possible de penser qu’Il se servait alors de ces situations pour explorer des scénarios alternatifs d’une façon non menaçante et excercer une certaine reprise de pouvoir dans ses dessins avant de tenter un nouveau comportement dans la réalité.
À partir de la neuvième séance, nous avons observé qu’Issam ne dessinait plus la marionnette. Nous pouvons supposer que l’enfant se sentait suffisamment en confiance et qu’il avait repris suffisamment de pouvoir pour s’exprimer sans devoir passer par un intermédiaire. Il arrivait même à la dernière séance à se dessiner seul, souriant, dans un dessin positif et rempli d’espoir (Figure 2).
Fali :
Fali est un garçon de huit ans, originaire de la République Démocratique du Congo et arrivé au Canada avec sa mère et ses frères. La grand-mère, qui semble être une figure importante dans cette famille, n’a pu les accompagner. Au début du programme Art & Contes, son investissement dans les dessins était très pauvre et ses images montraient très peu de contenu (Figures 3 et 4). Dans la classe, cet enfant semblait avoir un regard méfiant par le fait qu’il évitait de regarder droit dans les yeux lors des interactions avec les autres. Malgré plusieurs tentatives de communication avec lui à travers la marionnette, l’enfant refusait de participer à la période de dessin. Pourtant, lorsqu’il a été invité à manipuler lui-même la marionnette, il nous a raconté de son propre chef qu’il avait aimé le moment de l’histoire où la maman prenait son garçon dans ses bras. Pour Fali, la manipulation de la marionnette et l’expression à travers elle semblent lui avoir permis de se sentir moins menacé et donc d’être en mesure d’exprimer plus librement ses besoins. En effet, la marionnette pouvait se tromper, faire des blagues et recevoir les commentaires des enfants qui l’écoutaient. Comme la marionnette devenait responsable du discours, ce n’était plus l’enfant qui s’exposait aux autres.
Dans le cas de Fali, nous avons constaté que l’enfant évaluait le niveau d’acceptation de l’adulte avant de s’ouvrir à un discours direct avec lui. La création du lien avec Fali a été possible grâce à la communication indirecte avec lui à travers la marionnette. Pour ce faire, l’intervenante se devait tout de même de transmettre une acceptation inconditionnelle et un non-jugement du discours de l’enfant à travers la marionnette.
Le vécu des enfants réfugiés peut rendre difficile la prise de contact avec leur monde intérieur et son partage avec l’adulte. L’introduction de marionnettes dans les ateliers Art & Contes a fait une grande différence dans l’investissement des enfants dans les ateliers. Cet ajout semble avoir favorisé la création d’une relation de confiance avec les intervenantes, ce qui a ensuite mené à une reprise de pouvoir. Les enfants étaient alors plus disponibles à recevoir, à donner une partie d’eux et à s’ouvrir aux propositions faites à travers la marionnette. En se présentant comme une figure inoffensive qui écoute sans jugement et accepte inconditionnellement l’enfant, la marionnette a en fait permis d’ouvrir un chemin vers l’imaginaire et le vécu émotionnel de l’enfant, un monde où tout devenait possible.
Réfèrences
Darling-Hammond, L., & Cook-Harvey, C. (2018). Educating the Whole Child : Improving School Climate to Support Student Success. Learning Policy Institute. https://doi.org/10.54300/145.655
Institut universitaire Sherpa & Erit. (2010). Art et Contes. Manuel de formation. Ateliers d’expression créatrice. Sherpa.
Kaplan, I., Stolk, Y., Valibhoy, M., Tucker, A., & Baker, J. (2016). Cognitive assessment of refugee children : Effects of trauma and new language acquisition. Transcultural Psychiatry, 53(1), 81‑109.
Papazian-Zohrabian, G., Mamprin, C., Lemire, V., & Turpin-Samson, A. (2018). Prendre en compte l’expérience pré-, péri-et post migratoire des élèves réfugiés afin de favoriser leur accueil et leur expérience socioscolaire. Alterstice-Revue Internationale de la Recherche Interculturelle, 8(2), 103‑117.
Rousseau, C., & Miconi, D. (2020). Protecting youth mental health during the COVID-19 pandemic : A challenging engagement and learning process. Journal of the American Academy of Child and Adolescent Psychiatry, 59(11), 1203‑1207.
Stuart, J., & Nowosad, J. (2020). The Influence of Premigration Trauma Exposure and Early Postmigration Stressors on Changes in Mental Health Over Time Among Refugees in Australia. Journal of Traumatic Stress, 33(6), 917‑927. https://doi.org/10.1002/jts.22586